CHAPITRE IX

Evan leva son gobelet.

— A la santé de Niall, le prince d'Homana. Quatre semaines, et en pleine forme !

Donal sourit, trinqua avec son ami et avala une gorgée de vin.

Ils se trouvaient dans le solarium privé du Mujhar. Evan était assis dans un fauteuil, Donal étendu de tout son long sur une peau d'ours, Lorn blotti contre lui.

Comme souvent, Taj était perché sur le dossier d'une chaise.

— Quelle décision vas-tu prendre au sujet de Strahan ? demanda Evan.

— Que puis-je faire ? Il a disparu. En ce moment, il est peut-être à Valgaard, dans les monts Solon. Ou caché quelque part à Solinde. Je ne peux qu'attendre.

— Je sais. Mais je m'inquiète de ne pas pouvoir agir. Il tentera de te voler ton trône, cela ne fait aucun doute.

— Pour le moment, ce n'est qu'un gamin. Je pense qu'il attendra de grandir, et de pouvoir inspirer confiance à mes autres ennemis. Il jouera la carte de la patience.

— Donal ?

C'était Aislinn, debout dans l'entrée.

— Un messager est arrivé, envoyé par Alaric d'Atvia. Le souverain est à Mujhara et il souhaite te rencontrer.

— Je te l'avais dit, fit Evan. S'il a un peu de sens commun, il te proposera une alliance.

— Très bien, dit Donal, je vais le recevoir. Demande à Torvald de me préparer des vêtements propres.

— Homanans ou cheysulis, mon seigneur époux ?

Elle le regardait tranquillement, ne montrant aucune peur. Ce qui s'était passé entre eux, après qu'il l'eut guérie, avait transformé Aislinn, en faisant une nouvelle femme.

— Quelle tenue penses-tu adéquate pour recevoir un ancien ennemi ?

— Habille-toi en métamorphe. Cela ira très bien, dit Aislinn avec un sourire.

Donal reçut son visiteur dans la salle d'apparat, assis sur le trône du Lion. Aux yeux d'Alaric, il allait sans doute avoir l'air d'un barbare. C'était l'impression qu'il voulait donner.

Alaric ne ressemblait pas à son frère. De taille moyenne, il avait les cheveux et les yeux noirs. Il s'habillait bien mais sobrement. Les cinq nobles atviens qui l'accompagnaient étaient vêtus plus richement que lui.

— Mon seigneur, dit-il, je suis venu vous offrir mon allégeance, et vous proposer une alliance.

— Pourquoi ? demanda Donal.

— Tout simplement parce que vous m'avez vaincu. Mon frère est mort, et je suis le seigneur d'Atvia... Mais je sais reconnaître la défaite. Vous avez prouvé que vous êtes un bon roi.

— Il suffit ! coupa Donal. Vous m'offrez votre allégeance — ce que vous me devez de toute façon — et une alliance dont vous avez plus besoin que moi. Vous êtes venu ici un jour, et vous avez dit à Karyon que vous ne vous inclineriez devant personne.

— Alors, j'étais un gamin. Je suis un homme maintenant, et le maître d'Atvia. Je dois faire ce qui est le mieux pour mon royaume.

— Votre allégeance m'est acquise. Mais que proposez-vous comme alliance ? Je dois y réfléchir.

— Mon frère est mort sans héritier. Je suis célibataire. Ce que j'offre à Homana, c'est... moi-même. Et une paix durable quand des enfants naîtront de cette union.

— Vous voulez épouser une Homanane ?

— Non. Je veux épouser votre sœur.

— Vous voulez épouser Bronwyn ?

— Si c'est là son nom, oui.

— Nous pourrions faire la paix sans que je marie ma rujholla avec vous.

— Peut-être. Mais pensez-y : nous aurons des enfants, si les dieux le veulent. Mon fils deviendra mon héritier, puis le roi d'Atvia à ma mort. Votre neveu, mon seigneur, ne serait jamais pour vous un ennemi. Quel meilleur moyen d'assurer la paix entre nos royaumes ?

— Est-ce tout ce que vous voulez ?

— Oui. A part, peut-être, votre aide contre Shea d'Erinn.

— Quel est votre problème avec Shea ?

— Il a usurpé le titre de Seigneur des Iles Idriennes, qui appartenait à mon frère, et avant lui à notre père. Je veux qu'il me le rende.

— Pourquoi demander l'appui d'Homana ? Nous n'avons aucune querelle avec Shea.

— Ce mariage suffira à le décourager, je crois. Vous n'aurez pas besoin d'envoyer de troupes.

— Vous dites que cet arrangement garantit la paix, mais nous l'avons déjà. Je ne vois pas ce que cela apporte de plus à Homana...

— Votre neveu sera mon héritier. Des Cheysulis monteront sur le trône d'Atvia.

— Je ne suis pas sûr que cela soit souhaitable...

Donal s'arrêta soudain.

Par les dieux ! C'est la prophétie... Quatre royaumes ennemis... Si je lui donne Bronwyn en mariage, son fils régnera. Des Cheysulis à Atvia. Un royaume de plus ajouté à la prophétie.

Bronwyn à Atvia. Jamais elle ne serait d'accord. Les Cheysulis n'utilisaient pas leurs femmes pour sceller des alliances.

Mais tant de choses avaient déjà changé. Sa mère lui avait raconté comment Finn l'avait enlevée au moment où les Cheysulis avaient besoin de femmes homananes pour perpétuer le clan.

Si j'accepte, Bronwyn ne me le pardonnera jamais...

Alaric attendait en silence, tel un chat guettant une proie.

Donal n'aimait pas du tout ça.

Donner ma rujholla à ce ku'reshtin atvien ?

Pourtant, s'il ne le faisait pas, et que ce fût une partie de la prophétie...

Puis il réalisa que ce mariage était impossible, même si la prophétie l'exigeait.

— Vous êtes l'invité d'Homana, dit-il. Cheysuli i'halla shansu.

— Mon seigneur, me donnez-vous votre réponse ?

— Oui. Ma sœur ne pourra jamais se marier.

Bronwyn n'avait que seize ans, mais elle était déjà une femme, songea Donal en la voyant.

— Il y a ici un homme, commença-t-il, venu à Homana-Mujhar pour demander en mariage la rujholla du Mujhar. Il t'offre de devenir reine.

— Reine ? dit Bronwyn. Qui voudrait faire de moi sa reine ?

— Alaric d'Atvia.

— Alaric d'Atvia ! cria la jeune fille en se levant d'un bond.

— Bronwyn, Bronwyn... Tu ne seras pas obligée de l'épouser. Je te le promets.

Elle ferma les yeux ; un soupir de soulagement lui échappa.

— Dieux merci, dit-elle. Il peut être dangereux d'être la rujholla du Mujhar...

— Ne crains rien. Tu ne vas pas épouser Alaric, car tu ne pourras jamais te marier.

Bronwyn le regarda, incrédule.

— Es-tu devenu fou ? Bien sûr que je me marierai un jour...

— Je t'en empêcherai. Je n'ai pas le choix. C'est... à cause de ton sang. Je ne peux pas t'autoriser à avoir des enfants.

— Tu es fou ! Vraiment fou ! As-tu peur que mes enfants menacent ton trône ? Par les dieux, Donal, je suis ta rujholla ! Notre jehana nous a portés tous les deux, notre jehan...

— ... n'a engendré que moi. Par les dieux, Bronwyn, j'aurais aimé t'épargner cette souffrance. Mais je ne peux pas courir ce risque.

— Tu dis... qu'un autre homme m'a engendrée ? Qui ?

— Tu es la fille de Tynstar.

— Oh ! dit-elle. Oh, non !

— Tu es toujours ma rujholla. Cela ne change rien...

— Cela change tout ! Pourquoi ne me l'a-t-on jamais dit ?

— Il n'y avait aucune raison. Tu as été élevée comme une Cheysulie. Nous espérions que tu ne développerais pas les talents de ton père. A moins que tu ne les aies bien cachés, tu ne les as pas.

— Je me suis toujours sentie cheysulie. Et homanane.

— Tu es les deux. Mais... il y a aussi du sang ihlini en toi.

— Comment cela s'est-il produit ?

— Tu te souviens que Tynstar a capturé notre jehana quand j'étais encore un enfant ? J'ai pu m'échapper, mais pas elle. Pendant qu'il la tenait prisonnière à Valgaard...

— ... il l'a violée ? Oh, dieux ! Mais je ne me sens pas ihlinie ! Comment sais-tu que c'est vrai ?

— Rujholla, je ferais n'importe quoi pour te soulager de ce chagrin... Ce n'est pas toi que je redoute, mais ce que d'autres pourraient faire de ton pouvoir...

— Quel pouvoir ? Je n'en ai aucun. II n'y a rien d'ihlini en moi. Crois-tu que je ne le saurais pas, s'il y avait quelque chose ?

— Bronwyn...

— Si tu ne me crois pas, teste-moi ! Vérifie si j'ai ce pouvoir ! Tu l'as fait pour Aislinn...

— Et j'ai failli la tuer ! Crois-tu que je veuille te blesser ?

— Tu m'as déjà blessée ! Comment puis-je vivre ainsi ? Je ne peux pas me marier, ni avoir d'enfants ! Donal, je t'en supplie !

Il prit sa petite main dans la sienne et la fit s'asseoir sur le tapis.

— Si j'accepte de te tester, et que tu apprennes que tu es ihlinie... Promets-tu de ne jamais te marier et de ne pas porter d'enfant ?

Bronwyn ferma les yeux.

— Ja’hai-na, dit-elle. Accepté.

Il pénétra doucement dans l'esprit de Bronwyn. Contrairement à ce qui s'était passé avec Aislinn, si proche d'un viol mental, sa sœur comprenait, et l’accueillait.

Ses barrières mentales tombèrent II ne craignait pas de trouver un piège dans cet esprit, mais il s'attendait à ce qu'elle cherche à le repousser à cause de son ascendance ihlinie.

Leurs esprits se lièrent. Tout se mit en place.

Il sut, sans l'ombre d'un doute, que Duncan les avait engendrés tous les deux.

Bronwyn s'affaissa contre lui. Il l'appela doucement, jusqu'à ce qu'elle ouvre les yeux.

— Rujho ?

— Rujho, oui. Il n'y a rien d'ihlini en toi.

Il sentit les larmes lui monter aux yeux.

Toutes ces années... Oh, rujholla, nous t'avons fait bien du tort !

— Cela en valait la peine, dit-elle. Savoir que je ne suis pas la fille de ce démon... ( Soudain, elle se raidit. ) Oh, dieux ! Le garçon... Il m'avait dit la vérité !

— Bronwyn...

— Je me souviens... Nous étions assis devant la tente de mon su’fali, pendant qu'il testait Aislinn. Le garçon m'a montré des runes... Il m'a demandé d'en tracer aussi... Il n'était pas nécessaire que tu sondes mon esprit. Sef m'avait déjà donné la réponse !

— Sef ? Je ne comprends pas...

Puis il se rappela de les avoir vus dessiner des runes ensemble dans la poussière.

— Maintenant, je comprends ce qu'il a dit ! A ce moment, cela n'avait pas de sens, mais... « Tu n'es pas la femme que ton frère croit que tu es. » Voilà ce qu'il m'a dit !

— Pendant que Finn testait Aislinn, Strahan t'a testée ! Je suis content que cela soit réglé. Mais nous n'avons plus le temps de discuter, Bronwyn. Va te préparer. Ce soir, nous donnons une fête en l'honneur de l'Atvien.

— Ne puis-je prétendre être malade ? Je préférerais ne pas le voir...

— Au contraire, je voudrais qu'il te voie... Qu'il apprécie ce qu'il a perdu.

Elle rit.

— Mais je n'ai rien à me mettre !

Donal soupira.

Les femmes...